Conseils de lecture
Grandeur et décadence avant la guerre
Janna, 18 ans, est une escrimeuse néerlandaise qui se rêve en future championne olympique à l'instar de son idole, Hélène Mayer, qui participe aux Jeux en 1936, année où se déroule notre histoire. Pour permettre à sa fille de progresser, son père médecin l'envoie chez une vieille connaissance, un ancien hussard, maître d'armes, vivant en Allemagne. Egon von Botticher fut son patient pendant la guerre qui les fit se rencontrer et les deux hommes ont ensuite entretenu une correspondance. Lorsque Janna arrive au Raeren, le domaine de son nouveau professeur, elle découvre une personnalité assez rigide, un grand blessé dont une partie du visage porte encore les cicatrices de son opération, un homme sérieux et économe de mots. La jeune femme en tombe vite sous le charme. Fantasmant une passion comme dans les romans russes qu'elle lit, elle déchantera néanmoins assez vite. Son premier grand amour n'est pas aussi romantique qu'elle le souhaiterait. Von Botticher, plutôt brutal et expéditif, la regarde à peine et ne se confie jamais. Pour percer son mystère et se venger de la façon dont il la traite, Janna commence à fouiller son courrier et découvre une relation faite de rancœur et de tensions entre son père et son amant. Pendant ce temps, en Allemagne, le national-socialisme d'Hitler gagne les cœurs et les esprits. Un ancien monde se délite petit à petit au profit d'une idéologie dont on ne soupçonne pas encore les ravages futurs.
Mêlant la petite histoire d'une jeune fille soudainement propulsée dans l'âge adulte et la grande Histoire d'un pays dont le tournant politique s'apprête à marquer durablement l'Europe, ce roman nous embarque dès les premières pages. Une réussite !
Chroniques d'un deuil annoncé
"Comment j'ai tué mon père" est de ces livres que l'on a envie de relire à peine refermé, sidéré par la puissance de la littérature, et pour lequel le mot intensité semble avoir été inventé.
Le père de l'autrice, avocat colombien, est assassiné lorsqu'elle a onze ans. Sara Jaramillo Klinkert atteste donc que "35 grammes d'acier et un gramme de poudre peut détruire une famille".
Avec une écriture très factuelle et pourtant d'une grande émotion, Sara Jamillo Klinkert fait le récit d'une enfance exubérante et foisonnante, à l'image de ce jardin jungle tropicale qui entoure la maison familiale, jusqu'à cette déflagration qu'est l'assassinat de son père, la destruction de sa famille.
Sara, son frère ainé et ses trois cadets, tentent tant bien que mal de survivre au saccage de leur enfance, découvrant les uns et les autres qu'ils sont seuls, bien qu'ensemble, face à cette expérience radicale, face à une mère débordée, présente et solitaire, d'enfants qui se combattent pour gagner l'exclusivité de son attention.
Comment (et pourquoi) devenir un adulte, amputé d'une part de son enfance ?
A la fin de ce très beau livre, Sara Jamillo Klinkert conclue ses remerciements par cette adresse "A mon père, qui n'est plus sous terre désormais mais entre ces pages. Existe-t-il de plus bel endroit pour vivre que dans un livre ?".
Poésie Vibratoire du Vivant
Lucie, Henri et Farid travaillent au sein d'une entreprise d'énergie à la section Marchés. Leur métier ? Scruter les cours du gaz, de l'électricité ou du CO² et rédiger des notices à l'attention des traders pour les aiguiller dans leurs stratégies. Un boulot assez plan-plan, bien que ces derniers temps, le marché joue les montagnes russes, compliquant toute prévision fiable. Le monde part à vau-l'eau, tout s'écroule et repart du jour au lendemain. Les événements vont s'emballer également dans le petit quotidien de Lucie. D'abord, il y a une envie de poétiser un peu cette routine de travail. A ses heures perdues, entre un café et une analyse, elle rédige des haïkus sur ses collègues et la volatilité des marchés, sujets ô combien inspirants. Pour lutter contre le pétrospleen, elle décide avec l'aide de ses deux comparses d'introduire du nouveau et du saugrenu entre les murs de l'entreprise. Ainsi, une salle inutilisée devient la demeure de Franck le SDF philosophe et de Robert l'iguane placide, une galerie d'Art et une salle de méditation. Que la magie opère !
Ce premier roman drôle et rafraîchissant est une très agréable lecture. L'autrice, elle-même analyste des marchés de l'énergie, connait bien ce sujet et l'absurde des situations tient autant au caractère loufoque de ses personnages qu'à la réalité du fonctionnement de ces marchés et de la vie de bureau !
24 heures de la vie d'une femme
Cap Code, une maison de vacances en carton pâte, rongée par les souris l'hiver, des opossums y font leurs nids, mais peu importe, c'est là qu'Ellie passe ses Etés depuis sa naissance. Cette année encore, elle et son merveilleux mari Peter useront leurs vieux shorts, tee-shirts déteints et espadrilles éculées, à essayer de réparer la maison, emmener les enfants à la plage et boire des verres de vin sur la terrasse en regardant le jour tomber sur l'étang où la famille apprend à nager aux plus jeunes. Ce soir là, Ellie aura une étreinte sexuelle aussi furtive qu'intense avec Jonas, ami d'enfance, âme sœur et amour d'une vie. Pendant les 24 heures suivantes, 50 ans de la vie d'une femme passeront entre les pages pour mener Ellie vers ce choix impossible entre Peter et Jonas.
50 ans d'une vie de new-yorkais drôles, élégants et désinvoltes ou l'on préfère si souvent éviter par un bon mot les sujets qui fâchent. Ne pas se plaindre, ne surtout pas lever le voile sur ces petits massacres secrets qui sont autant de traumatisme familiaux. Ellie ne pourra pourtant pas faire l'économie, à l'heure de ce choix cornélien, d'un retour sur un passé particulièrement traumatique.
Miranda Cowley Heller a été la scénariste de séries aussi anthologiques que The Wire, Six Feet Under ou les Sopranos. Autant dire qu'elle n'est pas loin d'être indépassable au niveau sens du dialogue. Ce roman sonne incroyablement juste avec cette singulière capacité anglo-saxonne à creuser la psychologie des personnages sans en avoir l'air, accumulant des petites anecdotes sans signification particulière pour mieux vous transpercer le cœur au détour d'une page. Particulièrement ancré dans l'écrin de cette maison et de son étang, "La mémoire de l'eau" est aussi un roman assez éblouissant sur l'eau, celle de l'Atlantique, celle de l'étang, sur les corps dans l'eau et sur l'herbe, le sable, les vagues, le ciel.
La lumière fut et la fouine sut
La fouine Archy nait dans une portée de plusieurs enfants au cœur de l'hiver. Malheureusement, son père est rapidement tué par un homme à qui il était allé voler un repas. Sa mère, chagrine et irritable suite à cet accident, se demande bien comment elle va réussir à élever seule ses petits. Quand Archy se lance dans sa première chasse pour prouver sa valeur, il se blesse et devient boiteux. Une bouche inutile à nourrir. Sa mère l'amène immédiatement auprès de Solomon, le renard prêteur sur gages, et l'échange contre une volaille et demie. Voici Archy fait esclave du vieux filou qui l'accable de tâches domestiques et le corrige violemment à chaque faux pas. Cependant, le renard ne tarde pas à percevoir chez lui un potentiel. Gardant jalousement ses secrets, il finit tout de même par lui révéler qu'il sait le langage des hommes et a découvert la vérité sur le monde à travers un livre. Solomon propose à Archy de la lui apprendre et c'est ainsi que la fouine fait la connaissance de Dieu, le père de l'Univers, celui qui décide de tout. Mais une autre idée nouvelle le bouleverse encore plus : la conscience de sa propre mortalité. Le temps venu, Dieu peut mettre fin à une vie, comme ça, en un claquement de doigt. Archy pensait que la mort, ça ne touchait que les autres. Ce père de tout est donc un être cruel à qui se vouer tout entier, selon Solomon, qui est persuadé d'être en réalité un homme dans un corps animal. Qui a mené une vie de bandit, a tué et volé, mais compte obtenir le paradis. Que de paradoxes... A quoi se vouer ? Que croire ? Comment vivre quand instinct animal et doute humain cohabitent dans une si petite boule de poils ? D'ailleurs, tout cela a-t-il vraiment un sens ? Ce roman est une excellente et riche réflexion sur l'opposition entre nature et culture et se dévore en une traite. Cette petite fouine d'Archy nous divertit en nous faisant cogiter dur : on adore ça !