Conseils de lecture
Humanités boréales
En ces temps troublés et loin des fracas du monde, suivre Jon Kalman Stefanson dans sa chronique d’un village islandais perdu au milieu de nulle part, entre ciel, terre et mer est une expérience à la fois apaisante, loufoque, méditative et exotique.
« Avez-vous jamais réfléchi au nombre de choses qui tiennent au hasard, toute la vie peut-être ? C’est une pensée rudement déplaisante, le hasard est souvent aveugle, ce qui réduit notre existence à un ensemble de tâtonnements, cette vie qui semble aller dans toutes les directions et s’achève le plus souvent au beau milieu d’une phrase – peut-être est-ce justement pour cette raison que nous allons vous raconter les histoires de notre village et des campagnes environnantes (…) Nous commencerons ici, au village, et nous achèverons notre périple sur un pas-de-porte dans les campagnes du Nord, voilà nous commençons, qu’arrivent maintenant gaieté et solitude, retenu et déraison, que viennent la vie et les rêves – ah oui, les rêves. »
Vivre dans un fjord de l’ouest de l’Islande vous oblige probablement à ne pas vous compliquer la vie. Dans ces paysages d’immensités et d’infini, il vaut mieux rire que pleurer des petites misères du quotidien et des grands troubles de l’âme, boire beaucoup de café et s’étourdir de poésie.
Jon Kalman Stefanson, tel un esprit farceur et mélancolique, entre dans les maisons, traverse les champs et nous raconte comment l’Astronome, directeur de l’atelier de tricot, décide de dilapider tout son argent dans d’obscurs et précieux livres latins, comment Kristin, éperdue de jogging affole les sens électrisés du sobre fermier Kjartan, comment le doux Jonas, policier de son état, passe ses nuits à rédiger l’ultime livre sur les oiseaux des tourbières, et comment Aki se desespère de ne pouvoir compter les poisons dans la mer.
Les habitants de ce village nous sont à la fois étrangers et tellement proches, comme un autre nous-mêmes, rendu à la transparente lumière et aux aubes brumeuses des paysages islandais.
Tu fouleras loin, et moi au près...
Dans une bourgade de campagne norvégienne, on raconte qu'il y a des siècles sont nées deux siamoises avec un talent inouï pour tisser de merveilleux tapis représentant des scènes de légende. Emportées jeunes par la maladie, leur père investit tout son argent et ses biens les plus précieux pour fabriquer en leur honneur deux superbes cloches au son très particulier, qu'il offrit à la paroisse. Le temps a passé. Astrid Hekne, leur descendante, est une jeune femme vive d'esprit, indépendante, qui rêve de choisir sa vie. Et des choix, Astrid devra en faire, car les choses vont s'accélérer au village et dans son propre cœur. Kai, le nouveau pasteur, a pour ambition de moderniser le culte. Leur église traditionnelle, abîmée par le temps et bien trop petite, ne correspond plus selon lui à ce que doit être une Maison de Dieu aujourd'hui. De son côté, Gerhard, un étudiant en architecture allemand a été dépêché par son Académie pour croquer sous tous les plans cette fameuse "église en bois debout", savant mélange de chrétienté et de symboles de la vieille religion norroise. Déjà rachetée par la Reine de Saxe, elle doit être démolie puis reconstruite à l'identique à Dresde, pour être exposée en tant que chef-d’œuvre historique. Reste la question des cloches, car Astrid refuse que ce trésor familial soit séparé de sa terre. Ce roman passionnant se lit d'une traite et nous transporte dans une ambiance de mystères et de grand froid, idéal pour la période hivernale ! Un très beau texte sur la tradition et la modernité, sur l'attachement à son histoire et sur l'amour, qui revêt bien des formes et se prouve de bien des manières. Calez-vous sous un plaid et lancez-vous !!
Ce que l'on gagne et ce que l'on perd
Kit Meinem d'Atyar, un architecte doué et prolifique, est mandaté par le gouvernement pour entreprendre la construction d'un pont gigantesque reliant Procheville et Loinville. Cela pourrait être un jeu d'enfant, mais il y a une difficulté, et non des moindres... Les deux cités sont coupées par une mer de brume dans laquelle évoluent d'immenses poissons et surtout des géants qui, dit-on, sortent certains jours d'orage et seraient capables de raser une ville entière. De cette mystérieuse étendue de brouillard, certains ne reviennent jamais. Le projet est ambitieux, mais Kit s'attelle à la tâche, aidé par les habitants qu'il apprend petit à petit à connaître. Parmi eux, Rasali Bac et son neveu Valo, des passeurs, dont le métier consiste à transporter sur leurs bateaux des voyageurs et des marchandises en évitant les dangers cachés par la brume. Le pont promet de changer radicalement la vie de tous. Mais certains mélancoliques savent que cette entreprise amènera aussi des pertes. A mesure que la construction avance, Kit réalise, au contact des villageois, l'ampleur de l'aventure et toutes les réflexions qu'elle couve sur leur mode de vie. L'écriture est incroyablement poétique et immersive dans ce court récit très efficace. Les thèmes abordés le sont avec intelligence et sensibilité, on observe par ailleurs un traitement des personnages sans aucun cliché, diversité amenée de manière subtile et agréablement surprenante. Un grand bravo pour Kij Johnson !!
L'odyssée des corps et de l'esprit
Mathieu Bablet a l'habitude de nous éblouir, c'est un fait, on le sait, on devrait s'y attendre. Et pourtant quel émerveillement nous saisit à chacune de ses nouvelles parutions ! Toujours autant de finesse et de détails dans le trait, toujours autant d'interrogations fondamentales sur la vie, l'humanité, les choix, la destinée, menées d'une façon extrêmement intelligente qui nous invite réellement à nous poser la question "et si j'étais à leur place ?" Carbone et Silicium sont deux puissantes IA, créées par des scientifiques pour des tests. Lors d'un voyage en Inde consenti par l'équipe pour leur faire voir du pays une unique fois, Silicium s'échappe. Carbone, elle, se fait rattraper et retourne au laboratoire, brisée et inconsolable. La prenant en pitié d'avoir perdu son âme sœur, sa créatrice la libère, en dépit du règlement. Les deux robots vont alors vivre mille vies, se retrouver et s'éloigner au fil des années, et même des siècles, alors que défilent les époques de l'humanité. L'un d'eux estime que c'est l'isolement extrême et le retrait total de la société qui le sauvera. L'autre choisit de s'en remettre à un collectif poussé à l'extrême. Qui suivre ? Comment trouver enfin la paix dans ce monde ? Une œuvre aussi magnifique qu'essentielle !!
Sixtine et ses chapelles
Peut-être avez-vous suivi le merveilleux envol d'Esther Schapiro dans la série Unorthodox, diffusée sur Netflix; peut-être avez-vous partagé l'enfermement mental d'Isra, jeune fille venue de Palestine, mariée à un homme qu'elle connait à peine et assignée à résidence en plein Brooklyn, dans "Le silence d'Isra", paru à l'Observatoire ce printemps 2020. Sixtine, elle, nous permettra de voir combien les catholiques intégristes n'ont rien à envier aux juifs orthodoxes new-yorkais et aux musulmans traditionnalistes lorsqu'il s'agit d'assigner une place et un rôle à la femme. Comme Esther et Isra, sœurs du Livre, Sixtine devra lutter silencieusement et, de fait, puiser en elle même des ressources dont elle ne pouvait pas imaginer disposer pour conquérir sa liberté. Maylis Adhémar accompagne avec intensité son héroïne dans sa lente prise de conscience de son emprisonnement mental, et l'on sent quelque chose de très personnel dans cet accompagnement. L'intérêt de ces trois œuvres réside aussi dans leur refus de la caricature. Jamais en rupture de ban, ces trois héroïnes ne sont pas en guerre contre leur dieu, mais bien au contraire, donnent le sentiment d'enrichir leur foi en se battant pour leur liberté.