La gloire de nos ancêtres
Par une intuition géniale, une poignée d'archéologues décide de creuser au milieu de dunes de sables, sur le littoral de la capitale. Grand bien leur en a pris puisqu'ils exhument à la surprise générale des restes d'une ancienne cité appartenant aux Morgondes, ce peuple qui vécut dix siècles auparavant et qui fait déjà l'objet de comptines et légendes. Qui étaient-ils, comment chassaient-ils, à quoi ressemblait leur artisanat, leur culture ? Toutes ces questions vont bientôt connaître des réponses grâce à ces fouilles miraculeuses ! L'Empereur est aux anges. Les Morgondes sont ses ancêtres et ceux de son peuple, et s'il y a bien une chose qui renforcera l'unité du pays et consolidera son rayonnement à l'international, c'est cette découverte. Alors il ne lésine pas sur les moyens ! Des fonds publics sont débloqués, les journaux publieront toutes les semaines un bulletin pour informer la population des trouvailles des archéologues et c'est Martabée, une historienne de renom, qu'il embauche pour les écrire ! Celle-ci ne croit pas sa chance. Travailler sur ce chantier représente l'accomplissement de sa carrière. De plus, elle sera logée dans une somptueuse villa avec une vue imprenable sur la côte, elle qui aime tant la mer. On ne peut rêver mieux. Les fouilles sont lancées, les mois passent. On découvre une salle du trône impressionnante, des tombeaux où les guerriers étaient enterrés au milieu d'ossements de baleines gigantesques, des objets d'Art, des techniques remarquables pour l'époque. Tout le monde est en ébullition et l'Empereur, comme Martabée, jubilent. Cette dernière pourtant verra son enthousiasme mit à rude épreuve après une découverte qui la force à relire l'histoire de ce peuple aimé sous un tout autre angle. Comment raconter le mythe à l'aune de ces connaissances nouvelles ?
Ce roman au style très fluide et imagé se lit d'une traite et fait autant écho à des œuvres dystopiques où le gouvernement se targue de réécrire la vérité qu'à des épisodes bien réels de notre histoire politique contemporaine. Le cheminement intellectuel et émotionnel de Martabée nous tient en haleine et l'on ne peut que se questionner sur la construction de notre propre récit national occidental, qui glorifie certains événements et en laisse d'autres dans l'ombre en espérant que l'on n'y regarde pas de trop près. L'humain a besoin de modèles et de héros, mais à quel prix ? Intelligent, profond, à découvrir !
L'envers des comptines
C'est l'histoire d'événements qui se répètent depuis la nuit des temps. On y trouve des allusions dans les comptines pour enfants, les chansons qui passent de générations en générations, les tableaux des peintres, les rumeurs de village. Les armoires et les remises des vieilles maisons en sont pleines. Des indices de ce qu'il s'est passé et se passe encore sont visibles partout pour peu que l'on observe du bon angle et que l'on sache où et quoi chercher. C'est l'histoire d'hommes tout puissants dans leur demeure et sur leur terre, de leurs désirs assouvis de gré ou de force et des désidératas qui en firent les frais.
Mais déployons le petit théâtre de papier pour raconter l'une de ces histoires, prise au hasard, car elles se ressemblent toutes un peu. Nous sommes à Noirax et cette grande maison qui s'élève en lisière de la forêt est celle du père Berthoumieux, le père aux ânes. Avant cela, il y avait son propre père, celui aux moutons. Puis avant celui aux tourtes et encore avant, celui aux bufflonnes. Même sang, mêmes comportements. Berthoumieux est un petit seigneur, d'ailleurs, il se verrait bien maire. Il ripaille généreusement, chasse, cueille, boit : autour de lui c'est l'abondance. Sa femme ? Décédée, il y a un moment déjà. Ah qu'il serait bon d'avoir de nouveau une présence féminine à la maison, mais une fraîche, mignonne, jeune, pas comme cette bougresse de servante qui a été désirable autrefois mais en a bien perdu. La chance semble sourire au père lorsqu'il reçoit dans son courrier une candidature. Aliénor, agricultrice, éleveuse, productrice d'absinthe, femme à tout faire, se propose de lui offrir sa nombreuse palette de talents et de faire fructifier sa terre comme jamais. En échange de quoi, il devra la nourrir, l'abreuver, lui offrir un bon lit et ne pas la toucher lorsqu'elle dort. Il en salive d'envie... Oh que oui il va la faire venir ! Mais le père ne sait pas dans quoi il s'embarque. Aliénor est un petit chaos, une flamme en colère. Et elle vient pour mettre fin à un règne. L'écriture de Marie-Hélène Poitras est ciselée, gourmande, charnelle et onirique. A la lisière de la tragédie et du conte noir, elle nous prend par la main pour nous entraîner dans ses fantasmagories et l'on n'a pas envie de la lâcher tant l'intensité de sa plume nous happe. Pères, gare à vous : les petites filles grandissent...
Feu, cendres, secrets
Quel enchantement que ce livre ! La langue de Céline Laurens est d'une puissance évocatrice et d'une poésie à la hauteur de ce récit mystérieux, choral et mélancolique. Tout y est juste et profond, les personnages nous touchent droit au cœur parce qu'ils sont intensément humains : imparfaits, plein de paradoxes, mais malgré tout dignes d'amour et de compassion. A l'image de la lame de tarot qui donne son titre au livre, cette carte redoutée, épreuve la plus cruelle du jeu de la vie, le récit nous ouvre les portes de l'intimité des uns et des autres et nous découvrons comment chacun, un jour, a fait face à la plus terrible désillusion de son existence. La Maison-Dieu ébranle nos croyances, balaie nos certitudes et nous rejette comme des presque noyés sur le rivage, nus et hagards, après la tempête. Parmi toutes, la plus terrible est la blessure d'orgueil ! Esther, Justin, Armand, Mallora, Abel, Adélaïde... Tous et toutes y passeront. Vont-ils se briser, se résigner ? Comment survivre à des rêves partis en fumée quand le tic-tac de l'horloge égrène ses heures sans pitié ?
Tout commence par un incendie. Une magnifique demeure bourgeoise se consume dans la nuit et la fumée s'élève encore dans le ciel au petit matin, alors que la veille encore au village, la fête battait son plein. On ne reverra plus ni Madame, ni Monsieur, ce couple énigmatique, qui depuis des années vivait chacun à un étage, se parlant à peine, hormis les soirs d'orage. Successivement, l'autrice nous fait pénétrer les pensées et les souvenirs des habitants de cette maison et de certains de leurs voisins. Derrière la belle façade, des âmes rêvaient, projetaient leur fuite, ressassaient leurs erreurs, s'aimaient et se haïssaient tout à la fois ou refusaient de grandir. L'un d'eux serait-il responsable du désastre ? Et puis il y a Elise, le rayon de soleil, grâce à qui peut-être tout ne s'est pas complètement écroulé, avant et après le feu... Splendide, à lire absolument !
L'imbécile et la renarde
Sur l’île de Terre Neuve, un frère et une sœur se livrent bataille pour la domination commerciale de la côte. Abe Strapp a hérité de son père ses pêcheries et ses bateaux. Le Sacristain, son parrain, aimerait le voir prendre avec sérieux la succession et honorer le travail de Cornélius Strapp, mais Abe est un imbécile égoïste qui n’aime rien plus que la boisson, les parties de jambe en l’air et les bagarres de taverne. Son incompétence en affaire est notoire, pourtant, c’est lui qui a été mis à la tête de l’entreprise. La Veuve Caines en éprouve un profond ressentiment. Elle est la fille aînée de Cornélius, intelligente, douée pour les chiffres, instinctive, éloquente. Tout l’aurait désignée comme une digne successeuse, mais de par sa nature féminine, les portes lui ont été fermées et on l’a cantonnée dès son adolescence à devoir jouer les préceptrices pour un frère qui n’avait cure de s’éduquer ou d’apprendre quoique ce soit. Rusée, elle a depuis tracé sa route. Son mariage lui a assuré une situation confortable et elle a pu prendre les rênes de son commerce. La voilà concurrente directe d’Abe. Au fil des saisons, les aléas des éléments font vivre aux habitants bien des tourments. Une épidémie se déclenche, une tempête détruit tout sur son passage, les glaces enferment l’île plus longtemps que prévu. Dans le cœur de la Veuve et d’Abe, la haine grandit. Chacun, aidé de ses acolytes, fragilisé par ses ennemis, place ses pions sur le terrible échiquier qu’est devenu en quelques années le village de Mockbeggar et leur île entière. La morale fout le camp, la roue tourne, tout s’emballe. Quelle sera l’issue de ce jeu fatal ?
L’un des gros points forts de ce roman est sans nul doute sa galerie colorée de personnages : des négociateurs, des loups de mer, de courtois et implacables flibustiers, des jeunes durs à la tâche, des querelleurs, des ivrognes, des rebouteux, des imbéciles finis, des soi-disant sages chatouillés dans leur moralité et de fins stratèges. Tout un microcosme excellement dépeint avec ses dialectes, ses niveaux de langage et de vocabulaire, qui offrent une grande crédibilité aux personnages et une grande variété de caractères : immersion immédiate pour le lecteur. Mention spéciale aux dialogues de la Veuve avec tout interlocuteur ayant un peu d’esprit face à elle, c’est un régal ! La bataille psychologique et financière que se livrent nos deux protagonistes nous passionne de page en page, tant elle va loin et fait monter crescendo l’impression d’un désastre qui anéantira beaucoup de choses et d’âmes sur son passage. Quels dégâts font en effet la colère, la cupidité et l’orgueil ! Personne ne peut rester inchangé face aux événements, à nous d’espérer que certains et certaines puissent tirer leur épingle du jeu et rester dans la lumière…
Vous rappelez-vous la nuit où Thalia... ?
Bodie Kane, journaliste animant un podcast sur le traitement des femmes dans le cinéma, revient vingt ans plus tard dans l'établissement où elle a fait son lycée. Durant les quatre années de sa scolarité à Granby, elle a noué des amitiés, fait face à l'humiliation et à la cruauté de certains camarades, appris beaucoup sur elle-même et sur les autres, pleuré la mort de son idole Kurt Cobain, mais surtout, un souvenir en particulier la hante... Celui de Thalia, sa coloc d'internat, retrouvée assassinée dans la piscine du gymnase, son corps flottant dans le bassin, les cheveux emmêlés à la ligne de nage. L'enquête a bien conclu que le préparateur sportif noir de l'époque faisait un coupable idéal et le tribunal l'a envoyé en prison fissa. Mais depuis tout ce temps, Bodie doute. Et elle n'est pas la seule. Dans son cours, ses élèves doivent préparer un podcast et il se trouve que l'une d'elles s'intéresse au meurtre de Thalia... A la fois fébrile et méfiante, Bodie se replonge dans ses souvenirs de l'époque. Avec ses yeux d'adulte, alors que la vague MeToo est passée par là, l'ex ado gothique mal dans sa peau réalise à quel point certains comportements étaient suspects voire dangereux, à quel point déjà la domination masculine faisait son œuvre, marquant les corps, formatant les esprits, dans un établissement en apparence bon chic bon genre comme il en existe tant et qui ne tiennent surtout pas à voir leur image ternie par des scandales... ou des crimes. Mais avant que l'irréparable se produise, il y a eu des mots, des gestes, des regards, des attitudes. Tout tourne et retourne dans la mémoire de Bodie. Que croire ? La mémoire occulte, transforme, se nourrit autant de réel que de rumeurs et des attentes que l'on formule, elle comble les vides. Plus elle y pense, plus elle est sûre d'une chose : Omar Evans est innocent. Elle n'en dirait pas autant d'un certain professeur à qui elle brûle de poser quelques questions.
Ce roman est à la fois une plongée fascinante dans les rouages d'une possible erreur judiciaire et une analyse fine et intelligence sur la façon dont nous fonctionnons, en tant qu'humain et en tant que société. Le besoin de justice et de réponses nous sont indispensables, mais comment rendre correctement la justice quand nous sommes si influencés par nos propres biais et nos préjugés ? Qu'opposer face à une violence provenant du système et de notre modèle de société tout entier, qui ferme encore les yeux sur certaines violences et en minimise la gravité, aujourd'hui, comme il y a vingt ans ? On en sort émues et bouleversées, tant certains passages résonnent avec nos rubriques faits divers et nos journaux télévisés. Quel roman !